A propos de l’art de Matisse

Texte tiré de The Shock of the New, de Robert Hughes

« Henri Matisse est né en 1869, l’année du lancement du Cutty Sark. L’année de sa mort, en 1954, la première bombe à hydrogène explosait sur l’atoll de Bikini. Non seulement il a vécu, littéralement, d’un monde à l’autre, mais il a traversé certains des événements politiques les plus traumatisants de l’histoire, les pires guerres, les plus grands massacres, les rivalités idéologiques les plus démentes, sans, semble-t-il, tourner la page. Matisse n’a jamais fait de peinture didactique ni signé de manifeste, et on ne trouve pratiquement aucune référence à un événement politique – et encore moins une expression d’opinion politique – dans ses écrits. Matisse a peut-être souffert de la peur et du dégoût, comme nous tous, mais on n’en trouve aucune trace dans son œuvre. Son atelier était un monde dans le monde : un lieu d’équilibre qui, pendant soixante années consécutives, a produit des images de confort, de refuge et de satisfaction équilibrée. Nulle part dans l’œuvre de Matisse on ne sent une trace de l’aliénation et du conflit que le modernisme, miroir de notre siècle, a si souvent reflétés. Ses tableaux sont l’équivalent de ce lieu idéal, à l’écart des assauts et des érosions de l’histoire, que Baudelaire a imaginé dans son poème L’Invitation au voyage :

Les meubles luisant de l’éclat des ans orneraient notre chambre à coucher ; les fleurs les plus rares, mêlant leurs odeurs à de vagues bouffées d’ambre, les plafonds peints, les miroirs insondables, la splendeur de l’Orient……. tout cela parlerait, en secret, à nos âmes, dans son doux langage. Là-bas, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.

Luxe, Calme et Volupté

« Par sa réflexion, son développement régulier, sa lucidité bienveillante et son large éventail de sources historiques, l’œuvre de Matisse réfute totalement l’idée que les grandes découvertes du modernisme ont été faites en rejetant violemment le passé. Son œuvre est ancrée dans la tradition – et dans une approche beaucoup moins agitée et ironique de celle-ci que celle de Picasso. Jeune homme, après avoir été l’élève d’Odilon Redon, il avait étudié de près l’œuvre de Manet et de Cézanne ; une petite Baigneuse de Cézanne, qu’il acheta en 1899, devint son talisman. Puis, vers 1904, il s’est intéressé aux points de couleur du divisionnisme de Seurat. Seurat est alors mort depuis longtemps, mais Matisse se lie d’amitié avec son plus proche disciple, Paul Signac. Les peintures de Signac sur la baie de Saint-Tropez ont eu une influence importante sur le travail de Matisse. Il en va de même pour le tableau que Signac considérait comme son chef-d’œuvre et exposait au Salon des Indépendants en 1895, Au temps de l’harmonie, une grande composition allégorique exposant ses convictions anarchistes. Le tableau montre une Arcadie utopique de détente et de culture au bord de la mer, et il se peut qu’il ait fusionné avec la traditionnelle fête champêtre dans l’esprit de Matisse pour produire sa propre pièce de démonstration, maladroite mais importante, Luxe, Calme et Volupté, 1904-5. Dans cette œuvre, l’intérêt littéraire de Matisse pour Baudelaire se mêle à ses fantasmes arcadiens, peut-être sous l’impulsion des discussions de table de Signac sur le futur âge d’or. On voit un pique-nique au bord de la mer à Saint-Tropez, avec une barque en latex et un groupe de nus bulbeux et tachetés. Ce n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, un morceau de luxe très émouvant, mais c’était la première tentative de Matisse de faire une image de la Méditerranée en tant qu’état d’esprit.

La fenêtre ouverte, Collioure

« En 1905, Matisse est retourné dans le sud, pour travailler avec André Derain dans la petite ville côtière de Collioure. C’est à ce moment-là que sa couleur se libère. On peut voir à quel point elle s’est libérée dans La fenêtre ouverte, Collioure, 1905. C’est la première des vues à travers une fenêtre qui reviendront comme un des motifs favoris de Matisse. Toutes les couleurs ont subi une distorsion et une accentuation égales. La terre cuite des pots de fleurs et le rouge rouillé des mâts et des voiles enroulées deviennent un rouge indien flamboyant : les reflets des bateaux, qui tournent à l’ancre à travers l’éblouissement de la lumière sur l’eau, sont roses ; le vert du mur de gauche, reflété dans la porte vitrée ouverte à droite, est accentué au-delà de toute attente et repris dans les teintes du ciel. Et le coup de pinceau a une qualité eupeptique, à prendre ou à laisser, qui a dû sembler nier l’artisanat encore plus que la manière comparativement réglée que Derain, son compagnon, peignait.

« Les nouveaux Matisses, vus à l’automne 1905, étaient en effet très choquants. Même leur poignée de défenseurs étaient incertains à leur sujet, tandis que leurs détracteurs les jugeaient barbares. Il était particulièrement choquant qu’il utilise cette couleur discordante dans la forme familière du portrait de salon – même si la « victime » était sa femme, posant dans son meilleur chapeau édouardien.

Musique

« Il y avait une certaine vérité, bien qu’une vérité très limitée, aux cris de barbarie. À maintes reprises, Matisse a posé l’image d’un monde pré-civilisé, l’Eden avant la chute, habité par des hommes et des femmes sans histoire, alanguis comme des plantes ou énergiques comme des animaux. À l’époque, comme aujourd’hui, cette image exerçait un grand attrait sur les surcivilisés, et l’un d’entre eux était le plus grand mécène de Matisse, l’industriel moscovite Sergey Shchukin, qui, à intervalles réguliers, descendait à Paris et nettoyait son atelier. La relation entre Chtchoukine et Matisse, tout comme les visites de Diaghilev et du Ballet Russe en France, était l’une des composantes d’un axe Paris-Moscou qui serait détruit à jamais par la Révolution. Chtchoukine a commandé à Matisse deux peintures murales pour le grand escalier de sa maison à Moscou, le palais Trubetskoï. Leurs thèmes étaient « Danse » et « Musique ».

« Même lorsqu’on les voit dans un cadre neutre de musée, soixante-dix ans plus tard, l’aspect primitif de ces immenses peintures est encore troublant. Sur l’escalier du palais Trubetskoy, elles devaient paraître excessivement étrangères. En outre, pour imaginer leur impact, il faut se souvenir de la structure sociale qui accompagnait le mot « Musique » dans la Russie tsariste tardive. La musique imprégnait la culture à tous les niveaux, mais à Moscou et à Saint-Pétersbourg, elle était l’art social par excellence. Dans cette atmosphère de rituel social, de paillettes et d’adulation, Matisse a placé son image de la musique à ses origines – interprétée non pas par des virtuoses avec des managers et des clous en diamant, mais par cinq hommes des cavernes nus, préhistoriques, presque présociaux. Une flûte en roseau, un violon rudimentaire, le claquement de la main sur la peau : on est loin du monde des premières nuits, des sables et des droshkies. Pourtant, le montage de Matisse est d’une puissance extraordinaire ; en attribuant à chacun des éléments, terre, ciel et corps, sa propre couleur locale et rien de plus, il donne à la scène une présence fascinante. Dans cette simplicité, on découvre une énergie sans limite. La Danse est l’une des rares images totalement convaincantes d’extase physique réalisées au vingtième siècle. On dit que Matisse en a eu l’idée à Collioure en 1905, en observant des pêcheurs et des paysans sur la plage dans une danse circulaire appelée sardane. Mais la sardane est une mesure majestueuse, et La Danse est plus intense. Ce cercle de maenades trépidantes et virevoltantes vous ramène en bas de l’échelle, aux vases à figures rouges de l’antiquité méditerranéenne et, au-delà, aux grottes. Il essaie de représenter des mouvements aussi anciens que la danse elle-même.

Le Studio Rouge

« L’autre côté de cette pièce était un intérêt intense pour l’artisanat civilisé. Matisse aimait le motif, et le motif dans le motif : non seulement les formes suaves et décoratives de ses propres compositions, mais aussi la reproduction des tapisseries, des broderies, des soies, des auvents rayés, des boucles, des taches, des points et des taches, du fouillis lumineux des pièces surmeublées, dans le tableau. Il aimait particulièrement l’art islamique, dont il a vu une grande exposition à Munich en rentrant de Moscou en 1911. Les motifs islamiques donnent l’illusion d’un monde complètement rempli, où tout, du lointain au proche, est pressé avec la même urgence contre l’œil. Matisse admirait ce phénomène et voulait le transposer en termes de couleur pure. L’un des résultats fut L’atelier rouge, 1911.

« D’une part, il veut vous faire entrer dans ce tableau : vous faire tomber dedans, comme si vous traversiez le miroir. Ainsi la boîte de crayons est posée, comme un appât, Juste sous votre main, comme elle était sous la sienne. Mais ce n’est pas un espace réel, et parce qu’il est tout imprégné d’un rouge plat, subtilement modulé, un rouge au-delà de l’expérience ordinaire, qui teinte toute la pièce, il se décrit agressivement comme une fiction. Elle est toute en motifs incrustés, pleine de « fenêtres » possibles, mais ces ouvertures sont plutôt des surfaces plates. Ce sont les propres tableaux de Matisse. Tout le reste est également une œuvre d’art ou d’artisanat : les meubles, la commode, l’horloge et les sculptures, qui sont également reconnaissables à Matisse. Le seul indice de nature dans tout cela est la plante d’intérieur dressée, qui imite docilement la courbe de la chaise en osier à droite et le corps du nu à gauche. L’Atelier rouge est un poème sur la façon dont la peinture se réfère à elle-même : comment l’art se nourrit d’autres arts et comment, avec suffisamment de conviction, l’art peut former sa propre république de plaisir, une parenthèse dans le monde réel – un paradis.

Lithographie de Matisse

« Cette croyance en la totale autosuffisance de la peinture est la raison pour laquelle Matisse pouvait ignorer les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse. Lorsque la guerre éclate en 1914, il a quarante-cinq ans – trop vieux pour se battre, trop sage pour imaginer que son art puisse s’interposer entre l’histoire et ses victimes, et trop sûr de ses aumônes d’artiste pour les changer. Pendant les années de guerre, stimulé par un voyage en Afrique du Nord, son art prend de l’ampleur et devient plus abstrait, comme dans Les Marocains, 1916. En 1917, il s’installe, plus ou moins définitivement, dans le sud de la France.  » Pour peindre mes tableaux, remarque-t-il, j’ai besoin de rester plusieurs jours dans le même état d’esprit, et je ne trouve cela dans aucune autre atmosphère que celle de la Côte d’Azur.  » Il trouva un vaste appartement dans un gâteau de mariage édouardien blanc au-dessus de Nice, l’Hótel Regina. C’était le Grand Intérieur, dont les éléments apparaissent tableau après tableau : le balcon en fer forgé, la bande de ciel bleu méditerranéen, le palmier, les volets. Matisse a dit un jour qu’il voulait que son art ait l’effet d’un bon fauteuil sur un homme d’affaires fatigué. Dans les années 1960, alors que nous pensions tous que l’art pouvait encore changer le monde, cet objectif semblait limité, mais en fait, on ne peut qu’admirer le bon sens de Matisse. Lui, au moins, ne se faisait pas d’illusions sur son public. Il savait qu’une bourgeoisie instruite était le seul public auquel l’art avancé pouvait prétendre, et l’histoire lui a donné raison… »

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