Joseph de Maistre

Joseph de Maistre (portrait par Karl Vogel von Vogelstein, vers 1810)

Joseph-Marie, comte de Maistre (1er avril 1753 – 26 février 1821) est un avocat, diplomate, écrivain et philosophe savoyard qui, après avoir été déraciné par la Révolution française, devient un grand représentant de la tradition conservatrice. Il fut l’un des porte-parole les plus influents d’un conservatisme autoritaire et contre-révolutionnaire dans la période suivant immédiatement la Révolution française de 1789. De Maistre a plaidé pour la restauration de la monarchie héréditaire, qu’il considérait comme une institution divinement sanctionnée, et pour l’autorité indirecte du pape sur les questions temporelles comme condition préalable à la stabilité en Europe.

De Maistre a développé une vision théologique de la Révolution française comme un événement ordonné par la Providence divine, à la fois pour punir la monarchie et l’aristocratie françaises pour avoir promulgué les doctrines athées destructrices des philosophes du XVIIIe siècle, et pour préparer la voie à la restauration de la monarchie des Bourbons et à la régénération de la France. Les Soirées de Saint-Pétersbourg, publiées à titre posthume en 1821, contiennent une explication de l’existence du mal dans laquelle l’effusion de sang innocent représente l’expiation des péchés du coupable par l’innocent, principe spirituel que de Maistre considérait comme mystérieux et indubitable, et qui expliquait la perpétuité de la guerre.

Vie

Vie précoce

Carte du royaume de Sardaigne : en jaune en haut à gauche, le duché de Savoie

De Maistre est né le 1er avril 1753 à Chambéry, dans le duché de Savoie, qui appartenait alors au royaume de Sardaigne. Sa famille, d’origine française, s’était installée en Savoie un siècle plus tôt et avait fini par atteindre une position élevée et un rang aristocratique. Son père avait été président du Sénat de Savoie (une haute cour de justice équivalente à un parlement français), et son frère cadet, Xavier de Maistre, deviendra plus tard un officier militaire et un écrivain de fiction populaire.

Joseph a probablement été éduqué par les Jésuites. Après la Révolution française, il devint un ardent défenseur de leur ordre alors qu’il en venait de plus en plus à associer l’esprit de la Révolution à celui des ennemis traditionnels des Jésuites, les jansénistes. Après une formation en droit à l’université de Turin (1774), il suit les traces de son père en devenant sénateur en 1787.

Les carnets de notes et la correspondance de jeunesse de Maistre montrent qu’il était beaucoup plus intéressé par la philosophie, la théologie, la politique et l’histoire que par le droit. Sa langue maternelle était le français, et il lisait également le grec, le latin, l’anglais, l’italien, l’espagnol, le portugais et, avec une certaine difficulté, l’allemand. Ses écrits indiquent qu’il était familier avec les Écritures hébraïques et chrétiennes, les Pères de l’Église, les auteurs classiques grecs et latins, les auteurs de la Renaissance et du XVIIe siècle, et toutes les grandes figures des Lumières européennes.

Pendant la période de 1774 à 1790, Maistre était membre des loges maçonniques de Chambéry et associé à une marque ésotérique et « illuministe » de francs-maçons de rite écossais dans le Lyon voisin. À cette époque, ces clubs étaient souvent fréquentés par des prêtres et des évêques ainsi que par des nobles catholiques, et offraient l’occasion de discuter de politique et de rencontrer des amis qui pouvaient aider à faire avancer la carrière d’un jeune homme. Il était attiré par les doctrines mystiques des cercles maçonniques, qui semblaient un contre-pied providentiel au rationalisme et à l’irréligion de l’époque.

Réponse à la Révolution française

Après le déclenchement de la Révolution française en 1789, de Maistre commence à produire des écrits sur l’actualité, comme Discours à Mme. la marquise Costa de Beauregard, sur la vie et la mort de son fils (Discours à la marquise Costa de Beauregard, sur la vie et la mort de son fils, 1794) et Cinq paradoxes à la marquise de Nav… (Cinq paradoxes pour la marquise de Nav…, 1795). Dans Considérations sur la France (1796), il soutient que la France a une mission divine en tant que principal instrument du bien et du mal sur terre. De Maistre considérait la Révolution de 1789 comme un événement providentiel, provoqué par la monarchie, l’aristocratie et l’ensemble de la vieille société française, qui, au lieu d’utiliser la puissante influence de la civilisation française au profit de l’humanité, avaient promu les doctrines athées destructrices des philosophes du XVIIIe siècle. Il voyait dans les crimes du règne de la Terreur l’apothéose et la conséquence logique de l’esprit destructeur du XVIIIe siècle, ainsi que la punition divinement décrétée pour celui-ci.

Dans les années qui ont précédé la Révolution française, de Maistre avait considéré les magistrats des parlements français comme les leaders naturels qui pouvaient apporter une réforme modérée et approuvait leurs efforts pour forcer le roi de France à convoquer les États généraux. Il a peut-être même envisagé de se joindre lui-même aux États généraux, puisqu’il possédait des biens de l’autre côté de la frontière française. Cependant, il est désillusionné par les développements qui ont lieu à Versailles. Il s’oppose à la réunion des trois ordres du clergé, de la noblesse et du tiers état, et à la mi-juillet 1789, il prédit qu’un « déluge de maux » suivrait un tel « nivellement ». La législation révolutionnaire de la nuit du 4 août 1789 semble avoir complètement retourné de Maistre contre la Révolution.

Lorsqu’une armée révolutionnaire française envahit la Savoie en 1792, de Maistre, désormais ferme dans son opposition à la Révolution, s’enfuit immédiatement dans le Piémont avec sa femme et ses enfants. Il revient brièvement à Chambéry en janvier 1793, pour tenter de protéger ses biens de la confiscation, et parce que Turin ne semble pas vouloir récompenser sa loyauté en lui offrant un poste convenable. Il s’aperçoit rapidement qu’il ne peut pas soutenir le nouveau régime parrainé par la France, et il repart, cette fois en Suisse, où il entame une nouvelle carrière de publiciste contre-révolutionnaire.

Il y fréquente le salon de Germaine de Staël et discute avec elle de politique et de théologie. Il devient un publiciste actif contre la Révolution française. En 1803, il est nommé envoyé diplomatique du roi de Sardaigne à la cour du tsar de Russie, Alexandre Ier, à Saint-Pétersbourg, et reste à la cour russe pendant quatorze ans. De 1817 à sa mort, il exerça à Turin les fonctions de magistrat et de ministre d’État du royaume de Sardaigne.

Philosophie politique et morale

Contre-révolutionnaire

De Maistre était maître d’un grand savoir qui, associé à un talent pour la prose française, fit de lui un puissant ennemi littéraire du rationalisme du XVIIIe siècle, dans lequel il se plaisait à déceler la faiblesse et la superficialité logiques.

La première œuvre contre-révolutionnaire de Maltre, quatre Lettres d’un royaliste savoisien, publiées en 1793, pour une diffusion clandestine en Savoie occupée par les Français, se plaignait du fait que la loyauté politique devenait une affaire de raison calculée et d’intérêt personnel délibéré plutôt qu’un instinct naturel comme par le passé. Il se contredit cependant en faisant appel au rationalisme en demandant à ses lecteurs de juger le règne de la Maison de Savoie par l’examen de ses réalisations, et en exhortant les Savoyards à « Aimer votre souverain comme vous aimez l’ordre de toute la force de votre intelligence. »

À l’été 1794, Maistre avait élaboré une interprétation religieuse et providentielle des événements. La publication de ses Considérations sur la France, au début de 1797, présente sa nouvelle explication théologique de la Révolution française et établit sa réputation de conservateur. Maistre présentait la Révolution française comme un événement cosmique providentiel, à la fois une punition divine et un prélude nécessaire à la restauration de la monarchie des Bourbons et à la régénération de la France. Des théories similaires avaient été proposées par d’autres royalistes, mais de Maistre présentait ses idées avec éloquence et clarté.De Maistre avait lu les Réflexions sur la Révolution en France d’Edmund Burke, et partageait la réaction émotionnelle de Burke contre la violence, « l’immoralité » et « l’athéisme » de la Révolution. L’œuvre de De Maistre reflétait de nombreux thèmes identiques à ceux de Burke, tels que la révérence pour les institutions établies, la méfiance à l’égard de l’innovation, et la défense des préjugés, de l’aristocratie et d’une église établie ; mais de Maistre ajoutait son affirmation que les événements étaient dirigés par la Providence divine, et défendait catégoriquement le catholicisme romain traditionnel et l’autorité papale.

Selon de Maistre, seuls les gouvernements fondés sur la constitution chrétienne, implicite dans les coutumes et les institutions de toutes les sociétés européennes, mais surtout dans celle des monarchies européennes catholiques, pouvaient éviter les désordres et les saignées qui suivaient la mise en œuvre de programmes politiques rationalistes, comme celui de la révolution de 1789.

Théorie théologique

De Maistre est progressivement passé d’un accent sur la politique à des questions philosophiques et théologiques fondamentales. Son petit livre, Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et des autres institutions humaines (1809), est centré sur l’idée que les constitutions ne sont pas les produits artificiels de l’étude, mais viennent en temps voulu et dans des circonstances appropriées de Dieu, qui les fait lentement mûrir dans le silence.

Après la parution en 1816, de sa traduction française du traité de Plutarque Sur le retard de la justice divine dans le châtiment des coupables, en 1819, de Maistre publie son chef-d’œuvre, Du Pape. L’ouvrage est divisé en quatre parties. Dans la première, il affirme que, dans l’Église, le pape est souverain, et que la caractéristique essentielle de tout pouvoir souverain est que ses décisions sont sans appel. Par conséquent, le pape est infaillible dans son enseignement, puisque c’est par son enseignement qu’il exerce sa souveraineté. Dans les autres sections, de Maistre examine les relations entre le pape et les pouvoirs temporels, la civilisation et le bien-être des nations, et les Églises schismatiques. Il soutient que les nations ont besoin d’être protégées contre les abus de pouvoir par une souveraineté supérieure à toutes les autres, et que cette souveraineté doit être celle de la papauté, le sauveur historique et le créateur de la civilisation européenne. Quant aux Églises schismatiques, de Maistre pensait qu’elles reviendraient, avec le temps, dans les bras de la papauté car « aucune religion ne peut résister à la science, sauf une. » De Maistre a promu l’autorité papale infaillible comme une condition préalable à la stabilité politique en Europe.

Existence du mal

Les Soirées de Saint-Pétersbourg, (publiées peu après la mort de Maistre en 1821) est une théodicée sous la forme d’un dialogue platonicien plein d’esprit, proposant la propre solution de de Maistre au problème séculaire de l’existence du mal. De Maistre explique que l’existence du mal éclaire les desseins de Dieu, car le monde moral et le monde physique sont liés entre eux. Le mal physique est le corollaire nécessaire du mal moral, que l’humanité expie et minimise par la prière et le sacrifice. Dans un appendice intitulé « Éclaircissements sur les sacrifices », de Maistre explique que l’effusion de sang innocent, comme l’exécution de familles aristocratiques sur la guillotine, représente l’expiation des péchés du coupable par l’innocent, un principe spirituel qu’il considère mystérieux et indubitable. Ce principe propulse l’humanité dans son retour à Dieu et explique l’existence et la perpétuité de la guerre.

A côté d’une volumineuse correspondance, de Maistre a laissé deux ouvrages posthumes. L’un d’eux, L’examen de la philosophie de (An Examination of the Philosophy of Bacon, 1836), développe une épistémologie spiritualiste à partir d’une critique de Francis Bacon, que de Maistre considère comme une fontaine du scientisme et de l’athéisme des Lumières dans sa forme la plus destructrice.

Influence

Les écrits de Joseph de Maistre ont stimulé des penseurs comme Saint-Simon, Auguste Comte et Charles Maurras, et inspiré des générations de royalistes français et de catholiques ultramontains. De Maistre peut être considéré, avec l’homme d’État anglo-irlandais Edmund Burke, comme l’un des pères du conservatisme européen. Depuis le XIXe siècle, cependant, le courant providentialiste, autoritaire, « trône et autel » du conservatisme qu’il représentait a vu son influence politique décliner considérablement par rapport au conservatisme plus pragmatique et adaptable de Burke. En revanche, le brio stylistique et rhétorique de De Maistre lui a valu une popularité durable en tant qu’écrivain et controversiste. Le grand poète libéral Alphonse de Lamartine, bien qu’ennemi politique, ne pouvait qu’admirer la vive splendeur de la prose de de Maistre:

Ce style bref, nerveux, lucide, dépouillé de phrases, robuste de membre, ne rappelait nullement la mollesse du XVIIIe siècle, ni les déclamations des derniers livres français : Il était né et trempé dans le souffle des Alpes ; il était vierge, il était jeune, il était rude et sauvage ; il n’avait aucun respect humain, il sentait sa solitude ; il improvisait le fond et la forme tout à la fois… Cet homme était nouveau parmi les enfants du siècle.

Les attaques de De Maistre contre la pensée des Lumières ont longtemps fait de lui une figure contre-culturelle attrayante dans certains milieux. Par exemple, le poète Charles Baudelaire a affirmé que de Maistre lui avait appris « à penser » et s’est déclaré disciple du contre-révolutionnaire savoyard.

Son influence est controversée parmi les conservateurs américains. Le commentateur conservateur contemporain Pat Buchanan qualifie de Maistre de « grand conservateur » dans son livre de 2006, State of Emergency. Avec le théoricien paléoconservateur Samuel Francis, Buchanan considère de Maistre comme un précurseur intellectuel précoce sur les questions de nationalisme et d’universalisme.

Critique

Maistre a été critiqué pour ses vues extrêmes, et en particulier pour son interprétation du rôle social du bourreau, de la guerre et de l’effusion de sang. Maistre a cherché à comprendre les dimensions irrationnelles et violentes de la vie sociale et politique ; plutôt que d’être considéré comme un partisan de la violence, il devrait être considéré comme un théoricien politique novateur.

Isaiah Berlin le compte, dans son ouvrage Freedom and Its Betrayal, comme l’un des six principaux ennemis de la liberté parmi les grands penseurs des Lumières. Il soutient que les œuvres de Maistre étaient considérées comme « le dernier effort désespéré du féodalisme de l’âge des ténèbres pour résister à la marche du progrès ». » Émile Faguet, que Berlin considère comme le critique le plus exact et le plus juste de Maistre au XIXe siècle, décrivait Maistre comme

un absolutiste farouche, un théocrate furieux, un légitimiste intransigeant, apôtre d’une trinité monstrueuse composée du pape, du roi et du bourreau, toujours et partout le champion du dogmatisme le plus dur, le plus étroit et le plus inflexible, une sombre figure sortie du Moyen Âge, mi-docteur savant, mi-inquisiteur, mi-bourreau.

Un grand nombre de penseurs des Lumières détestaient les vues contre-réformistes de Maistre, mais étaient en même temps en admiration devant son style et ses prouesses intellectuelles. De Maistre fut dépeint comme un monarchiste fanatique et un partisan encore plus fanatique de l’autorité papale, fier, brillant mais aigri, volontaire et inflexible dans tous les domaines, et en possession de puissantes mais rigides capacités de raisonnement.

Notes

  1. Encyclopédie catholique, Joseph-Marie, comte de Maistre. Consulté le 9 juin 2007.
  2. De Maistre, Considérations sur la France. Consulté le 9 juin 2007.
  3. Jack Lively, Les Dialogues de Saint-Pétersbourg. Consulté le 9 juin 2007.
  4. Patrick Buchanan, L’état d’urgence, p. 146.
  5. Isaiah Berlin, Le bois tordu de l’humanité.
  • Berlin, Isaiah et Henry Hardy. 1991. Le bois tordu de l’humanité : Chapitres de l’histoire des idées. New York : Knopf. ISBN 0679401318
  • Buchanan, Patrick J. 2006. L’état d’urgence : L’invasion et la conquête de l’Amérique par le tiers monde. New York : Thomas Dunne Books/St. Martin’s Press. ISBN 0312360037
  • Lebrun, Richard. 2001. La vie, la pensée et l’influence de Joseph de Maistre : Études choisies. Montréal : Presses universitaires McGill-Queen’s. ISBN 0773522883
  • Lombard, Charles M. 1976. Joseph de Maistre. Boston : Twayne. ISBN 0805762477
  • Muller, Jerry Z. 1997. Conservatism : Une anthologie de la pensée sociale et politique de David Hume à nos jours. Princeton, N.J. : Princeton University Press. ISBN 0691037124
  • Cet article incorpore le texte de l’Encyclopédie catholique de 1910, du domaine public.

Tous les liens ont été récupérés le 8 juin 2018.

  • Joseph-Marie, comte de Maistre, Encyclopédie catholique.

Sources générales de philosophie

  • Encyclopédie de Stanford.
  • L’encyclopédie Internet de la philosophie.
  • Projet Paideia en ligne.
  • Projet Gutenberg.

Crédits

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  • Histoire de Joseph de Maistre

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