William Carlos Williams a écrit « L’usage de la force » en 1933 comme l’une des histoires qu’il avait promises aux éditeurs du magazine prolétarien Blast. Il était alors à l’apogée de sa période de conscience sociale, et il ressentait de la douleur du fait que beaucoup de ses patients vivaient dans la pauvreté. Les États-Unis ont été dévastés par la Grande Dépression, un désastre économique qui a duré tout au long des années 30 jusqu’à ce que la Seconde Guerre mondiale stimule suffisamment la croissance pour que les chômeurs trouvent un emploi dans les industries de guerre. Williams, médecin de famille dans la ville industrielle de Rutherford, dans le New Jersey, savait ce que signifiait la pauvreté et, après avoir été pendant des années un poète et un prosateur expérimental, il a commencé à écrire plus clairement et plus directement sur la vie des gens. « Je vivais parmi ces gens », expliquait-il ; « j’étais impliqué ».
Son objectif, dans des histoires des années 1930 telles que « L’usage de la force », « Jean Beicke », « La fille au visage boutonneux » et « Quatre bouteilles de bière », était d’exprimer la beauté ainsi que la douleur de l’Américain commun. Comme il l’a écrit dans son Autobiographie, « Ils n’avaient aucune connaissance et aucune compétence. Ils ont été recalés, ont été emprisonnés, ont eu des enfants avec Mamie, et sont tombés, s’ils ont survécu, de leurs perfections….. Ils étaient parfaits, ils semblaient être nés parfaits, n’avoir besoin de rien d’autre. Ils étaient là, ils vivaient avant moi. » « The Use of Force » est apparu dans le deuxième recueil de nouvelles de Williams, Life along the Passaic River, un livre dont le titre soulignait le lien entre l’art et les personnes vivant dans la zone durement touchée autour de la rivière Passaic du New Jersey.
Williams avait publié son premier recueil de poésie plus de 25 ans auparavant, et il avait été un ami d’Ezra Pound, de H. D. et de Marianne Moore pendant ses études de médecine à Philadelphie. Après cette période, il a été considéré comme un écrivain d’avant-garde de premier plan. Il n’était cependant pas connu comme un écrivain politique. Se tournant vers la fiction au milieu des années 1920, il explore des personnages et des thèmes nouveaux pour l’écriture moderniste. James Joyce exploite son enfance irlandaise, tout comme Ernest Hemingway écrit sur son adolescence dans le Michigan et sur ses expériences pendant la Première Guerre mondiale. Williams, plutôt que d’utiliser ses propres années antérieures comme sujet, se tourne vers ses patients de la classe ouvrière. Pour lui, la question clé au cours de ces années cruciales était la suivante : De quoi l’histoire doit-elle parler ?
« The Use of Force » est une pièce de fiction étonnante parce qu’elle semble avoir si peu de structure. Racontée comme une lutte physique entre le médecin examinateur et le jeune patient têtu, l’histoire est un épisode unique entièrement centré sur la bataille de volontés. Elle est écrite du point de vue du médecin masculin, chargé d’ouvrir la bouche de la jeune fille, Mathilda Olson, afin de voir dans sa gorge et de déterminer si elle a ou non la diphtérie. Tenue par ses parents larmoyants, dont le dialogue avec leur fille fait taire le médecin brusque, la jeune fille combat le médecin de toutes ses forces. Elle le griffe et mord en morceaux l’abaisse-langue qu’il lui enfonce finalement dans la bouche. Pendant toute la lutte, ses mâchoires restent fermement fermées et son secret est gardé. Le point culminant de l’histoire est atteint lorsque le médecin lui ouvre enfin la bouche et constate qu’elle est effectivement infectée par la maladie mortelle. Le titre de l’histoire fait référence à l’usage de la force par les deux personnages.
Certains lecteurs ont lu le récit comme une exploration de la psyché du médecin, engagé comme il l’est à forcer la jeune fille à se soumettre à son examen. On l’a même lu comme une histoire de viol, en mettant l’accent sur l’érotisme plutôt que sur l’intrigue ostensible d’une manière qui limite le véritable génie de Williams en matière de fiction courte. Ce que Williams a fait de la figure du médecin contribue à cette fiction complexe. Il montre le médecin comme un homme passionné, déterminé à conquérir la jeune patiente même s’il admire sa volonté tout aussi passionnée de résister à son examen. Mais il dessine aussi le médecin comme un homme au sens ironique du langage, voire de l’humour. Le médecin parle durement : « Je devais sourire en moi-même. Après tout, j’étais déjà tombé amoureux de la sale gosse sauvage. »
Williams amène le lecteur à se demander si c’est le genre de médecin que l’on voudrait pour son enfant. Pourquoi la traite-t-il de « sale gosse sauvage » ? Pourquoi l’accent mis sur le rôle conquérant du médecin ? Mais ce que Williams fait, c’est intensifier le drame d’une simple occurrence en donnant de la vitalité aux actions des personnages. Les courants érotiques sous-jacents ajoutent une dimension à la lutte qui est inhérente à toutes les interactions homme-femme, même si la société polie, que les Olson représentent, nie sa présence. Williams charge l’histoire d’un duel entre le langage des Olson et celui du médecin. « Il ne vous fera pas de mal », dit Mme Olson. Pourtant, le lecteur est pris dans l’ironie dramatique de savoir que le médecin lui ferait effectivement du mal s’il le fallait, car son seul but est de diagnostiquer sa maladie. Ce qu’il doit faire pour y parvenir importe peu. Ses parents commencent à lui coller une étiquette ; ils conseillent à leur enfant en difficulté de laisser le « gentil » médecin faire ce qu’il veut, tandis qu’ils le traitent de « méchant ». Le médecin de Williams se range du côté de l’enfant et se demande comment il pourrait paraître gentil avec elle alors qu’il s’efforce de la maîtriser pour pouvoir lui enfoncer des choses dans la bouche.
Le style de Williams est à la fois explicite et rapide. Aucun mot n’est superflu, et tout ce qui apparaît sur la page est utile au lecteur. Mais l’éparpillement n’est pas un traitement journalistique squelettique qui simplifie à l’extrême. Au contraire, la fiction de Williams reste intentionnellement suggestive et est souvent d’une ambivalence rafraîchissante sur les attitudes morales. S’il est surtout connu en tant que poète, ayant remporté le prix Pulitzer de la poésie peu après sa mort en 1963, Williams était également un innovateur important dans le domaine de la prose. « L’usage de la force » reste une grande nouvelle américaine, précise dans sa délimitation des personnages et soigneusement directe dans l’exécution de la narration.
-Linda Wagner-Martin